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Les Trois Coups - 2007

Sacrés liens et liens sacrés

Kazem Shahryari, auteur, metteur en scène et poète d’origine iranienne, propose dans son nouveau spectacle « Couleurs de femmes l’été », un kaléidoscope de personnages, où la temporalité se dissout dans la force du lien. C’est joliment écrit, mis en scène avec élégance, et les comédiens font vivre ce texte avec passion et détermination. Un univers unique à découvrir.
Le feu ravage les forêts alentour. C’est l’été. Nous sommes quelque part dans le sud de la France, dans une espèce de no man’s land, où atterrit Lola, qui cherche à téléphoner. Elle tombe sur un type bizarre, bavard, un genre de Pierrot lunaire, qui lui parle de la vie, d’une vieille qu’elle a forcément croisée… Ce lieu au milieu de nulle part va progressivement s’animer. Des êtres vont apparaître, se croiser, se parler, échanger…
C’est un univers à la lisière du fantasmatique dans lequel nous invite Kazem Shahryari, auteur d’origine iranienne au passé douloureusement réel. De cette confrontation entre le vécu de l’auteur, le monde qu’il invente et qui se dévoile sous nos yeux, naît la poésie à travers le texte, les couleurs et les gestes des comédiens. Les tragédies engendrées par l’Histoire (les dictatures en tous genres) servent de point d’ancrage dans le réel à ce récit, qui par sa forme se révèle résolument au-dessus de ces contingences matérielles.

Les personnages incarnent de ce fait moins le déracinement que le désintérêt pour la terre qui les a vus naître. Car c’est avant tout le lien qui unit les hommes qui prévaut, bien plus que le trou qu’on nous a creusé pour y naître, y vivre, y mourir. La symbolique du lien est primordiale dans Couleurs de femmes l’été. Elle s’affranchit de tous repères cartésiens, et la mise en scène épouse complètement ce défi. Le récit fait exploser le carcan temporel lorsque, par exemple, le personnage de Zek recrée un lien avec les morts en les incarnant pour mieux les ressusciter. Tout comme la mise en scène s’affranchit de la logique en faisant lire par toute la troupe les échanges épistolaires de deux amoureux il y plusieurs décennies. Les générations se croisent, les liens se tissent parfois aussi ténus et fragiles qu’un fil de soie (l’un des personnages a travaillé toute sa vie dans le tissage de ce noble matériau), surtout lorsque les téléphones ne fonctionnent plus. Mais ils sont là, ces liens, présents, tangibles, indispensables. Leur brisure signifie alors la chute d’un monde, a fortiori lorsque cette rupture est brutale, définitive comme un avortement.
C’est avec une élégance absolue que le metteur en scène fait vivre ces situations. Le décor est constitué essentiellement de cordes tombant du plafond. Arbres calcinés ou symbole d’attachement à l’autre pour lui éviter de chuter ? Toute la pièce joue sur cette multiplicité sémantique que d’aucuns pourraient taxer d’exubérante. Inutile de lutter. Il faut laisser le charme agir, se laisser porter par l’univers de ce démiurge si profondément humain. Ça fait un bien… fou. Car oui, sans être totalement déjanté, ce spectacle laisse planer un brin de cette folie communicative, rare et pourtant indispensable à tous.

Franck Bortelle, Les Trois Coups