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Préface de Gérard Astor

par Gérard ASTOR

Auteur, universitaire, directeur du Théâtre de Vitry-sur-Seine

Préface à « L’automne précoce »

Kazem Shahryari a l’art du montage, qui est l’une des conditions de la poésie, mais n’est pas tout à fait d’évidence au théâtre, particulièrement au théâtre français, engoncé au départ dans la règle des trois unités (le temps, l’espace et l’action).

C’est lui, voici quelques années à présent, qui proposait à Dermot Bolger, le dramaturge irlandais, de croiser les écritures et les fictions : Bolger écrivait le départ d’une jeune irlandaise enceinte sans mari refoulée de son pays par des idées arriérées, Shahryari l’arrivée, cinquante ans plus tard, d’une jeune kurde dans ce même pays pour y trouver refuge… Brassage des temps et des espaces qui permet de lire, de prendre distance. C’est Shahryari qui organisa le tressage.

Ce montage était déjà le propre de « Au-revoir et bonjour Monsieur Brecht », devenu ensuite « Pâle comme la lune », commande du Théâtre Jean-Vilar pour honorer ceux qui luttèrent dans les camps de concentration nazis.

On le retrouve dans le premier volet de « Couleurs de femmes », « L’été », où les morts, c’est-à-dire ceux d’ailleurs et d’avant, côtoient les vivants comme pour en donner raison.

L’art du poète a rencontré la démarche d’un lieu de création, l’Iranien français rencontré la commune multiforme de Vitry et un théâtre qui ramifie la ville avec sa planète. Ancrés par une résidence de trois ans soutenue par l’organisme régional ARCADI, l’écrivain et son lieu de compagnonnage s’accordèrent à tisser relations avec des femmes, de Vitry, de sa région, et d’un pays proche et lointain tout à la fois : la Roumanie, à la langue sœur.

Ce furent des voyages, dans une loge du Théâtre Jean-Vilar aménagé en salle de thé, à Oradea ou Cluj, dont les sourires, l’hospitalité, la générosité des cœurs livrèrent des confidences, des vies entières à travers quelques mots, quelques phrases, quelques regards. L’écriture de l’auteur, les couloirs et la salle du Théâtre en résonnent encore, comme en résonnent probablement encore les sensibilités des femmes ici et là-bas rencontrées.

Car il s’agit bien de rencontres. Non pas que Kazem Shahryari ait trouvé avec le Théâtre de Vitry la chair et la forme de son écriture déjà là dès les premières lignes de son histoire, mais qu’il ait trouvé là sans doute une porte libérant son chemin. En effet l’écriture, si audacieuse qu’elle soit, ne peut agir sa forme que si elle est accompagnée dans le monde. Il en fut ainsi pour les grands peintres de la Renaissance et Molière ; Claudel doit beaucoup à ses ambassades, Vinaver à sa fonction de PDG, Genet à … la prison.

Ainsi se croisent, dans « le salon de l’appartement d’une grande tour d’un ensemble immobilier de la banlieue parisienne », « tour Balzac » ou « Manet » « 12 étages, 338 appartements, 1352 fenêtres… 2366 habitants », Lola et la gardienne et l’Homme noir suspendu ; Lola qui vient habiter le salon où périrent quelques années plus tôt Laïla de n’avoir pu danser et Moa son mari fou de n’avoir pu la saisir.

Ainsi des rencontres avec les femmes de Vitry et d’ailleurs qui ont accepté de livrer une part de leur vie à l’auteur cet « Automne » semble plus que proche de « L’été », comme s’il avait fallu au dramaturge le temps d’une saison pour faire sien et autre ce qu’il avait partagé d’elles.

La première phrase de cet « Automne précoce » (« première suture ») nous avertit de la difficulté de l’enjeu : « Nous avons cru entendre, mais on n’entendait que notre propre voix... ». Le brassage des temps et des espaces dans le montage de l’écriture est condition pour lire et prendre distance, mais que faut-il pour entendre ?

Et alors que le monde de Laïla est un monde d’autistes, celui de Lola va cheminer vers la conciliation, par le démantèlement des frontières. L’appartement de Laïla est réinvesti ; la gardienne consent à appeler l’Homme noir par son nom Africa et celui-ci, après moult injonctions, à passer lui-même de Mme Vesta à Jeannine, qui le convie avec Lola à partager une bouteille de champagne pour son anniversaire et ose avouer qu’elle est « même d’accord pour épouser un étranger ». La communication s’établit avec le mari de Lola, depuis le Canada par téléphone portable, avec le passé, le futur, par les signaux de morse qui portent message d’amour à travers la cloison comme à travers la fine membrane du ventre de Lola qui la sépare encore de son bébé (elle répond aux signaux en tapant sur son ventre : « Je ressemble à un enfant dans le ventre de sa mère ») avant qu’il naisse, accouché par Jeannine, le mari à l’autre bout du téléphone, après que la gardienne eut évoqué le drame de Laïla et que Lola son propre père...

Car le destin de Laïla s’est noué autour de celui de son père, d’un père mur, lui-même frontière. C’est lui qui est venu en France et qui a ouvert ce qu’il appelle devant sa fille sans le nommer le caractère inconciliable selon lui des cultures :

« Le Père : Je dois t’avouer que… j’ai peur !

Laïla : De quoi ?

Le Père : De tes projets… Qui ne vont pas avec notre culture... »
Il a cru voir, avec la naissance de sa fille, de quoi exorciser son destin ( « Tu m’as offert un rêve : qu’il peut y avoir une justice ») mais la tradition, incarnée par sa sœur, tante Mali, sera plus forte. Parce que, avoue-t-il : « Toute ma vie... j’ai fui... ». Le rêve sur l’autre ne fait pas le poids. Il accepte et sera, de fait, spectateur du drame, l’ayant permis.

Alors qu’Agamemnon, dans la tragédie éponyme d’Eschyle, gémit sous les coups de hache, le chœur s’interroge :
« Un choreute : Mon avis à moi, le voici : crions aux citoyens d’accourir ici au Palais.

Deuxième choreute : Moi je suis d’avis de fondre brusquement à l’intérieur et de saisir les meurtriers sur le fait, l’épée encore dégoutante de sang...

Quatrième choreute : Il faut voir ; car ce n’est encore qu’un prélude, un signe de la tyrannie qu’ils préparent à la cité ».

Ils ne feront rien et le crime sera commis.

« L’automne précoce » ne peut se lire sans son long prologue, sans la suite des six « indices de l’automne »...

Ce prologue où ceux qui sont nommés « arbitres » voient des femmes assassinées (par l’homme), l’une se relevant du corps de la précédente sans fin. Car de ne faire que voir n’arrête ni le destin ni l’histoire. Les « arbitres » finiront par fuir, horrifiés du spectacle. Alors le premier - dernier à fuir - a ces mots : « Ils disaient tous que j’avais des yeux de faucon et une belle voix... Aujourd’hui je ne veux plus voir. Je veux être muet... D’ailleurs ce n’est pas ma voix... Non ! Non ! Il y a quelqu’un d’autre en moi ?... Tout se passe dans le silence. J’ai peur de ce silence, de ce silence-là... Je m’en vais »".

Entendre l’autre comme condition même de l’humanité ; comme condition même du poète, cet homme particulier par lequel passe la voix des autres le plus souvent enfouie dans le silence ; comme condition de l’agir...

Kazem Shahryari, après avoir mené bataille dans son premier pays, a dû le fuir ; il a entrepris, dans son pays « d’accueil », de reconstruire, dans ses textes et dans le lieu qu’il a ouvert lui-même rue Haxo à Paris. C’est depuis cette aventure qu’il a rencontré celle du Théâtre de Vitry.
Ce Théâtre Jean-Vilar, depuis presque dix ans, construit des compagnonnages avec des poètes, auteurs ou chorégraphes, comme l’une des portes qui ouvrent sur le chant des hommes, ce chant qui leur appartient dans le silence et que les poètes devraient avoir mission de faire entendre.

Quand tant de choses ici et ailleurs « se passent dans le silence », comment ne pas s’employer d’abord à trouver passage pour que l’« autre », décidément, parle dans le poète et qu’il ne s’en étonne pas ?

A l’intérieur et au-delà des histoires qu’il raconte, c’est de cet enjeu-là que nous parle aujourd’hui cet « Automne précoce », dans l’attente permise d’autres saisons...

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