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CASSANDRE Horschamp - printemps 2013

L’imaginaire colonial des scènes françaises

Kazem Shahryari et Marcel Zang / Entretien

Directeur de l’Art Studio théâtre, Kazem Shahryari a monté Mon Général, de Marcel Zang, dramaturge reconnu et couronné par des prix... mais totalement absent de l’institution théâtrale française.
Seul l’Espace 1789 a programmé cette pièce, dans une salle annexe.
En quoi les pièces de Marcel lang sur l’imaginaire des anciens colonisés dérangent-elles ? Et pourquoi la scène française a-t-elle, tant de mal à faire
de la place à l’altérité ?

Marcel Zang, quel est votre parcours ?
Marcel Zang : Je suis né au Cameroun, et mes parents m’ont emmené en France à 9 ans. C’est là que j’ai effectué ma scolarité, à Rouen. Après la mort de mon père, je suis venu à Paris, me suis inscrit à la fac à Nanterre, et j’ai commencé à écrire ce que je ne pouvais pas faire du vivant de mon père. J’ai publié des chroniques dans Libération au cours des années 1980, puis l’une de mes nouvelles, Le Regard fruitier. Plus tard, je l’ai transformée en roman, puis en pièce de théâtre, La Danse du pharaon, avant d’écrire L’Exilé, mon premier ouvrage publié chez Actes Sud.
Au départ, j’étais attiré par le roman.
Mais les circonstances ont fait que j’ai écrit du théâtre ! Jean-Jacques Pauvert, à qui j’avais proposé L’Exilé, m’avait demandé de le raccourcir. Je l’ai retravaillé, l’ai proposé à d’autres éditeurs, et un beau jour, à Nantes, j’ai rencontré un écrivain qui m’a dit : « Vous avez une écriture dramatique. » Ça a fait son chemin, et le roman s’est transformé en deux pièces de théâtre. Ça m’a pris vingt ans en tout ! C’est en 2005 que La Danse du pharaon a été mise en espace à la Comédie-Française...

Une mise en espace mouvementée et qui vous vaut maintenant d’être persona non grata dans les théâtres !
J’ai retrouvé récemment un courrier adressé à Olivier Poivre d’Arvor, directeur de l’Afaa l, qui souhaitait alors mettre en évidence l’écriture dramatique africaine. Ils avaient monté un jury pour sélectionner deux auteurs dramatiques en France et deux en Afrique. La sélection a retenu Dieudonné Niangouna et Koursi Lamko en Afrique, Koffi Kwahulé et moi-même ici. La Danse du pharaon devait faire l’ouverture de la semaine consacrée aux écritures africaines au théâtre du VieuxColombier. Très heureux, six jours avant, j’ai téléphoné à l’Afaa pour demander des invitations pour mes proches. On m’a répondu que je devais me contenter de mon invitation personnelle. J’ai fait écrire une lettre à Olivier Poivre d’Arvor par un avocat, précisant que si je n’avais pas mes places sous 24 heures, il n’était pas certain que la pièce se jouerait. Le lendemain, Olivier Poivre d’Arvor m’appelait pour s’excuser et me dire que j’aurais mes invitations par Chronopost.
À partir de là, j’étais mort pour le milieu ! La pièce devait tourner dans l’espace francophone et elle est restée à quai et n’a pas été diffusée.

Kazem, connaissiez-vous l’écriture de Marcel Zang ? Comment la rencontre s’est-elle opérée ?
Kazem Shahryari : Je ne la connais¬sais pas, mais je savais que nous étions tous les deux membres des EAT2. Un jour, j’ai reçu le texte de Mon Général. Je l’ai lu et j’ai proposé à Marcel que l’on se rencontre pour en discuter, sachant qu’il n’est pas facile de monter une pièce à sept personnages pour une petite com-pagnie comme la mienne ! Nous en avons discuté quatre heures en buvant du thé. Après plusieurs réponses négatives des institutions, nous nous sommes mis en chantier. La seule réponse positive est venue de l’Espace 1789 à Saint-Ouen ! Avec un partenaire, on pouvait se lancer... Ce chantier est parti d’une entente parfaite ; j’ai lancé un appel pour trouver des comédiens africains, trouvé vingt personnes auxquelles j’ai fait faire des essais... et le chantier a débuté sans même qu’on ait bouclé le budget. C’était une nécessité, il était écrit à l’avance que je devais monter cette pièce !

M. Z. : Je ne connaissais ni Kazem Shahryari ni son travail, mais je suis tombé par hasard sur un article qui parlait d’une subvention qui lui était retirée et d’une pétition en sa faveur. J’ai consulté de plus près ce qui le concernait et j’ai réalisé que c’était une sorte de maquisard, un peu comme moi ! Ça m’a plu, il me fallait quelqu’un de cette trempe pour prendre des risques avec cette pièce. Un metteur en scène bien doté, de Saint-Nazaire, avait voulu monter la précédente et s’était cassé les dents : les directeurs et programmateurs de salle ne voulaient pas de moi, il s’est trouvé devant un mur. Alors, en rencontrant un résistant comme Kazem, je me suis dit qu’une personne comme lui qui croyait à la pièce saurait aller au-delà de ces pièges. Avec nos petits moyens, notre aspect brousse, maquisard, ça pouvait le faire !

Nous sommes au cœur du sujet.
Au-delà de l’anecdote, le Contenu de Mon Général est-il si dérangeant ? Qu’est-ce qui effraie dans ce texte ?

Poser cette question, c’est demander si toutes mes pièces font peur. Toutes ont eu du mal à être adoptées par l’institution. L’Exilé, qui a obtenu un prix de la SACD en 200S et a été lue à Avignon, n’a jamais été créée sur scène et a suscité des réactions très vives et violentes. Je me suis fait insulter par un grand théoricien du théâtre, conseiller de deux ministres de la Culture, devant 300 personnes, sur le thème « Vous n’avez qu’à retourner chez vous ! »

À Nantes, où je vis, le livre publié chez Actes Sud est resté introuvable pendant deux mois. J’ai dû m’adresser à la presse pour que le problème soit résolu. Ce que raconte L’Exilé, c’est que la langue structure profondément une personne dans son appréhension du monde et de l’espace, et que priver une personne de sa langue maternelle, c’est l’aliéner à jamais. C’est un huis clos à deux personnages, objet de thèse dans plusieurs universités... et qui n’est pas joué. Présentée à Nantes, La Danse du pharaon a suscité les mêmes réactions violentes des critiques.

Que vous reproche-t-on, exactement ?

La question serait plutôt : « Que reproche-t-on à ce qui est écrit ? » Je mets peut-être le doigt sur une névrose bien française. Jean-Paul Sartre disait en substance que la France devait faire attention à ce que son nom ne devienne pas la névrose. J’appuie probablement sur cette plaie de manière involontaire. Je ne cherche ni à agresser ni à régler des comptes, mais à dire ce que je ressens au travers de mes personnages en racontant une histoire. Il se trouve que cette histoire fait mal à certaines personnes qui ne veulent pas l’entendre.

Kazern, quand on aborde des ques-tions comme celles de l’exil, de la langue maternelle, il y a forcément connivence et correspondance. C’est aussi l’une des raisons qui vous ont donné envie de monter ce texte ?

K. S. : C’est une sensibilité partagée, une solidarité entre nous. Je crois que tous les gens concernés par notre métier refusent d’entamer la moindre relation sans connaître l’histoire de celui qui parle. Notre histoire est collée à notre peau. Je ne prétends pas que ce soit une spécificité française, mais c’est ici que je l’ai ressenti. L’histoire que l’on me colle est en partie imaginaire, mais cet imaginaire - surtout lié à une peau noire - est la cause de nombre d’affrontements.
Je me suis dit, voilà quelques semaines, qu’il me fallait écrire mon expérience française pour montrer aux décideurs de ces trente dernières années quels monstres ils sont.
J’avais reçu un questionnaire du ministère de la Culture qui nous demandait un bilan sur notre relation avec ses fonctionnaires. J’ai répondu de manière délibérément provocatrice, en disant que ce ministère fonctionnait sur la xénophobie ! Et qu’ils ne peuvent donc pas établir de liens avec 40% de la société française. C’est ça qui dérange :
Marcel parle en tant non seulement que citoyen, mais en tant que patriote. Un patriote, ce n’est pas un Français « de souche », c’est un humain ! Dans Mon Général, c’est la vie de ses compatriotes qu’il met en lumière. Il déclare : « Ne me tenez pas à l’écart de certains sujets ! » Pour la mise en scène de Mon Général, j’ai été invité à la télévision, sur Canal 24. Pendant quarante minutes, une jeune journaliste, née l’année où je suis arrivé en France, m’a interrogé sur l’Iran, me demandant ce que je pensais de « mon » pays, alors que je lui ai précisé que j’avais écrit trente livres en français. C’est un exemple de ce qu’il reste de colonialisme.

Il y a un paradoxe : du côté du livre, la reconnaissance existe. Marcel Zang a été publié et récompensé. Il semblerait que ce soit la représentation qui ne soit pas supportée. Pourtant, vous le savez, le ministère hurlerait face aux accusations de xénophobie : « Voyez le nombre d’artistes étrangers que l’on soutient ! » L’étranger, identifié comme tel, est admis, mais le Français d’origine étrangère, qui ose montrer la complexité de l’histoire française et de la France d’aujourd’hui, frappe là où ça fait mal.

M. Z. : On n’arrête pas de parler de diversité, mais elle marche sur une seule patte. Elle ne concerne que les corps. Le corps de l’Africain, du Noir, on l’a toujours accepté, pour l’esclavage, pour la production, pour la guerre, pour le sport ! Ce corps s’intègre bien. Mais son imaginaire, sa mémoire, on n’en veut pas. Dès qu’il y a intrusion de cette autre diversité, elle devient inacceptable. Mon but, c’est de relier le corps et la mémoire, sinon, on reste sur une schizophrénie française. Dans toutes mes pièces, j’essaie de combler ce manque, de mettre de la chair, du sang sur la mémoire, sur l’imaginaire autre, loin du stéréotype, de représenter un imaginaire du vivant qui a sa place dans la société française. La mémoire du Noir fait partie du récit national, qui comporte beaucoup de cases vides. Il faut remplir ces cases-là avec du réel, mettre du visible sur l’invisible. C’est toute ma démarche ! Mon Général est le troisième volet d’une trilogie qui commence par L’Exilé, cet enfant né à la suite d’un viol et qui revient, totalement illégitime, pour rechercher son père, un père indigne qui ne veut pas le reconnaître. Dans Mon Général, il croit avoir trouvé ce père, incarné par une icône, le général de Gaulle. Ce père se défausse, mais il s’y accroche tout de même : cet enfant cherche une histoire d’amour, une union. C’est en fait du dépit amoureux. Le troisième volet de la trilogie est consacré au totalitarisme et à la démocratie. Il n’y a plus de limites, de repères, d’altérité. Il n’y a plus de père ni de fils. Donc, c’est la mort. C’est à travers ce triptyque qu’il faut voir Mon Général. La scène, c’est l’espace de la vie, où tout est réuni. Tout y est vivant, tout y est présent. C’est l’espace où l’amour pointe.

Vous parliez des corps. On découvre dans cette pièce ceux de comédiens afri-cains qu’on a peu l’occasion de voir sur scène ici, et qui sont remarquables... Ces personnages sont des petits, des prolos, voire de petits escrocs, et une prostituée, ce qui a choqué certains... Un peuple assez absent des scènes françaises : ils cumulent les handicaps...

K. S. : J’ai été séduit par l’idée de mettre des comédiens africains en scène. Et tous sont des prolos, la prostituée est aussi une travailleuse ! Escrocs, pas vraiment : le personnage principal voit bien que ses amis mentent, qu’ils trafiquent un peu, mais ce n’est pas grave, ça reste en famille. C’est pour cela que c’est touchant, et que l’on rejoint cet espace de l’amour dont parle Marcel. L’adversaire est presque aimé comme un père, et là, on touche la tragédie. Saïd, l’Algérien, et Augustin, l’Africain, sont des frères. Il n’y a pas de place pour la haine dans cette pièce. C’est une famille qui doit régler son lien avec son histoire. La couleur de l’histoire inscrite sur nos peaux a trompé les critiques. Il faudrait effacer nos signatures d’auteur et metteur en scène pour qu’elle soit perçue justement. Il faut donner la pièce, puis dire : « C’est moi qui l’ai écrite. »

M. Z. : Je souhaiterais conclure par une citation d’Artaud : « La société se croit seule, mais il y a quelqu’un. » Mais tout se passe comme s’il n’y avait personne d’autre, et c’est ce qui est dangereux ! Les autres sont là, en nous. Il faut en tenir compte, sinon, la névrose prendra de l’ampleur. Malgré nos difficultés, je reste optimiste et confiant : il faudra bien qu’on laisse de la place à d’autres imaginaires sur la scène française .

Propos recueillis par V. S. pour Cassandre/Horschamp n°9 (printemps 2013)