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Africultures.com 2013

Mon Général

Une peinture de la désillusion mise en scène par Kazem Shahryari

La pièce Mon Général est à nouveau programmée grâce aux témoignages de soutien reçus par le spectacle et son équipe artistique. En accord avec Denis Vemclefs, directeur de l’Espace 1789, une table ronde sera organisée à l’issue de chaque représentation pour débattre du spectacle, de son écriture, sa mise en scène et de son jeu - la forme et le contenu - ainsi que leurs relations avec la société.

AUGUSTIN (hochant la tête et marmonnant)

- Oui… oui… Et mon père était là ce jour-là, en tenue… dans sa tenue militaire de la Première Guerre mondiale, et il l’a vu… il a vu le Général de Gaulle… Mon père Atangana… Fils de Fouda Atangana… Et moi-même… Fils aîné de mon père et petit-fils de Fouda Atangana… Il a entendu le Général avec ses oreilles… comme je m’entends… Mon père m’a dit qu’il était juste là, à même pas deux mètres, qu’il aurait pu toucher le Général de Gaulle s’il avait voulu. (Il embouche la bouteille de vin, puis la repose sur la table.) Et mon père m’a montré ses médailles et ses blessures de guerre et il m’a dit : "Va, mon fils, va ; tu seras chez toi là-bas, parmi les tiens". Il m’a dit ça… chez moi… le Général… Tu seras chez toi là-bas, le Général a dit… Pour défendre la civilisation contre la barbarie… la civilisation contre la barbarie… Mon Général, acte I, scène II.

Dans cette tragi-comédie en trois actes, Augustin, dit "Gus", interprété avec force et brio par Tadie Tuene, se raconte à travers le récit de la figure historique du Général de Gaulle et des rapports France-Afrique. Augustin, immigré africain vivant à Paris dans les années soixante-dix, voue un culte sans bornes au Général de Gaulle, sous les ordres duquel son père servait durant son enfance. Une admiration l’ayant amené, dès sa jeunesse, à s’installer en France dans un élan de fantasme idéaliste. La désillusion, que sous-tend le spectacle, n’est pourtant pas conscientisée par Augustin dont le quotidien se déploie amèrement sous nos yeux. Quand d’autres s’accrochent à une photo de famille ou à des images de magazines, Gus ne s’entoure que de posters du Général de Gaulle et n’est vivifié qu’à l’écoute de ses anciens discours.

Tragédie d’un destin anéanti par le rêve et la mythification historique, la figure principale de la pièce est aussi touchante que misérable, une misère sociale qui contamine les compagnons de route d’Augustin, voisins de quartier, collègue et barbier d’infortune, tous mènent une vie de débrouille en tentant de survivre sans oublier de sourire. Autour du vieil Augustin, métonymiquement surnommé "Mon Général", aux prises avec la solitude et le manque d’argent, viennent se greffer les histoires de personnages qui vacillent entre soutien porté à Gus et manipulation dans le but de lui soutirer le peu de salaire en sa possession le jour de paye. Saïd, interprété par Paul Soka, est un collègue algérien d’Augustin qui tentera vainement de lui ouvrir les yeux sur certaines réalités historiques passées sous silence, quant à la compagnie du voisinage, Belinga dit "Dillinger", interprété par Alain Dzukam, le proxénète, Abraham dit "Lincoln", interprété par Lélé Matelo, l’intellectuel, Mbarga, interprété par Basile Siékoua, le barbier-journaliste et Suzy, interprétée par Odile Roig, la prostituée ; ils débarquent, en se tirant tous dans les pattes les uns les autres, pour un véritable festin extorqué à Gus.

Mon général se déploie comme une tranche de vie aux multiples tableaux entrecoupés d’apparitions musicale, sous l’œil interrogateur du masque qui rode au loin et qui représente aussi les Absents, les muets de l’Histoire, et toute la part d’ombre de chaque personnage du drame. Cette omniprésence fait écho à l’ouverture de la pièce pour laquelle le metteur en scène Kazem Shahryari fait le choix pertinent de présenter un ballet de masques, performance au ton prophétique quand le masque ne disparaît pas mais se fait discret, à l’arrière-scène ; regard lointain mais omniscient, qui rappelle la mystique du visage et de ses multiples fourvoiements tout en démultipliant les présences de personnages en creux. Ce dispositif scénique introduit bien l’équilibre fragile de la santé mentale d’Augustin, en premier lieu, mais aussi des autres personnages qui, nous nous en doutons, suivent inéluctablement le même destin que le vieil homme. Des êtres se cherchant opiniâtrement une place dans la société et qui finissent par pleurer leur espoir en communauté.

La pièce de Marcel Zang interroge le traumatisme historique parfois inéluctable et souvent irréparable, tant et si bien que l’on finit par nier l’évidence d’une vie de misère et de souffrance. La mémoire est ici un objet pesant et indépassable qui revêt le masque mortuaire de la perte identitaire et du mensonge collectif. Une histoire qu’on a manipulée pour galvaniser des foules qui s’attachent encore aujourd’hui à l’idée utopique du service rendu aux minorités sans voir que cette quête d’altérité n’était pas désintéressée.
Un spectacle où se mêlent douleur et joie, rires et larmes autour d’un texte polémique et historique faisant le récit de vies brisées. Mon Général est porté par de formidables comédiens dont la présence anime véritablement ces différents tableaux qui prennent vie aux quatre coins de la scène. Une énergie au service d’un spectacle pluriel entre chant, danse, récit, témoignage et happening comique. Sans oublier la joie, pour nous tous, qu’un texte de Marcel Zang ait enfin pu être monté, car comme il le confiait lui-même à Ekia Badou du magazine Jeune Afrique : "un texte dramatique qui n’est pas mis en scène est comme un archet sans violon, terriblement frustrant"…

Avec beaucoup d’humour, Mon Général est une mise en abyme de la réalité qui ne manquera pas de vous interpeller.
Pénélope Dechaufour

Mon Général de Marcel Zang sera programmé les 18 et 19 janvier 2013 à l’Espace 1789 (Saint Ouen), représentations suivies de rencontres avec l’équipe artistique et du 24 au 26 janvier à L’Art Studio Théâtre (Paris 19e).

TEXTE : MARCEL ZANG

MISE EN SCENE : KAZEM SHAHRYARI

AVEC : TADIE TUENE, ALAIN DZUKAM, LELE MATELO, ODILE ROIG, BASILE SIEKOUA ET PAUL SOKA

LUMIERES : SERGE DEROUAULT

REGIE : JEAN-MICHEL GRATECAP

PRODUCTION : ART STUDIO THEATRE

LE TEXTE MON GENERAL A REÇU L’AIDE A LA CREATION DU CENTRE NATIONAL DU THEATRE.

AVEC LE SOUTIEN DE L’ASSOCIATION BEAUMARCHAIS-SACD

DUREE : 1 H 30

ART STUDIO THEATRE

En 1986, voilà juste vingt-cinq ans, Kazem fonde l’Art Studio Théâtre. D’abord aux Frigos de Paris, il s’y consacre, avec succès, à la formation théâtrale, puis emménage dans un local encore plus vaste. Il écrit, met en scène, joue, engage des gens. Ça marche ! On parle de Kazem Shahryari, pas seulement dans l’Hexagone, en Europe. Il dirige la collection "Cinq continents" aux éditions de l’Harmattan, multiplie les activités en faveur de l’Art, les soirées poétiques, musicales, l’accueil des auteurs en exil, que cet exil soit politique ou juste identité de poète(esse), les rencontres… En 1993, Kazem Shahryari loue, au-dessus de Belleville, un local brut de béton dans une cour d’immeuble où les enfants jouent au ballon. De cette petite salle, il fait une casemate magique, l’antre du sorcier. Dès que s’ouvre la porte doublée de fer, c’est le théâtre qui vous submerge.

Par Pénélope Dechaufour dans Africultures.com